©Guillaume Varone
Pour sa troisième exposition à Analix Forever, « Black Rock », Said Baalbaki présente neuf prototypes de monuments en charbon, et un diptyque de peintures.
De l’antiquité (temples et pyramides), à nos jours (banques et musées, temples des temps modernes), en passant par les monuments monothéistes (synagogues, cathédrales et mosquées), l’artiste trace, à travers cette exposition, certains fils des relations entre l’argent et les lieux de culte, tout en nous confrontant à ses émotions intérieures et à sa vie d’érudit et de migrant.
Une transition du figuratif au conceptuel
En 2002, Said Baalbaki quitte le Liban de son enfance et de sa grande jeunesse – Mon(t) Liban – selon le titre de nombre de ses œuvres et s’installe à Berlin. Il y découvre le charbon qu’il utilise alors pour chauffer son atelier. Mais ce charbon, avec sa dualité matiériste à la fois mate et brillante, le fascine aussi et devient un thème central de son travail. L’artiste commence par peindre de grands formats monochromes, représentant des amas de charbon, puis se tourne vers une approche plus tactile en sculptant directement la matière. Les contraintes économiques pesant sur Berlin le conduisent ensuite à préférer le charbon à chicha. En choisissant cette matière brute et sombre, Said Baalbaki reflète sa vie intérieure, car comme il le dit si bien : « La biographie d’un artiste ne peut être séparée de sa production artistique». Et avec le charbon à chicha, il sculpte des monuments à taille réduite : un temple gréco-romain, un dôme, une pyramide et d’autres monuments chargés de références comme la grande mosquée d’Al-Omari à Beyrouth, le monastère Noravank en Arménie ou encore le portail de la réserve fédérale américaine à Washington D.C.
Monastère, 2024 / Portail de la Réserve fédérale américaine, 2024 ©Guillaume Varone
La sculpture la plus emblématique est celle de la grande mosquée Al-Omari, un monument historique qui incarne la mémoire collective et les transformations architecturales successives à travers le temps. Située dans l’ancien quartier de Beyrouth, la structure aux formes massives et cubiques évoque ses origines en tant que temple romain, qui à l’époque byzantine est transformé en église. Après la conquête arabe en 635, le monument devient une mosquée, puis est détruit en 1115 par les Croisés, qui érigent à sa place une cathédrale dédiée à Jean le Baptiste. En 1291, sous Saladin, la mosquée sera restaurée. Said Baalbaki révèle par son œuvre toute la complexité de ce lieu de culte et, grâce aux éléments architecturaux représentés, témoigne de l’histoire intemporelle des civilisations qui se sont croisées et se croisent encore au Liban.
Mosquée Al-Omari, 2024 ©Guillaume Varone
Jeux de mots et renaissance de l’enfance
Depuis son enfance, l’artiste nourrit une passion pour le langage, explorant ses nuances, ses connotations et les multiples significations pouvant en émaner. Cet attrait pour les mots se manifeste tant dans sa pratique artistique que dans sa manière de penser. L’artiste se souvient : enfant, durant les phases de guerre civile pendant lesquelles il était contraint de rester chez lui, il apprenait les langues à travers les livres que son père lui offrait. Jusqu’à aujourd’hui, une phrase d’un texte du XIIIe siècle ne cesse de résonner en lui : « Chaque cube est une Kaaba ». Chaque cube est un lieu de pèlerinage. Cette citation est devenue un leitmotiv pour Said Baalbaki, qui fait de ses cubes de charbon un refuge de paix intérieure. En peignant ses monochromes ou en sculptant le charbon, il revisite son enfance, il se reconnecte aux terres de son pays et se remémore ses souvenirs les plus précieux. Manipuler et contempler le charbon lui permet d’apaiser ses états d’âme, de passer sous silence les tourments de son esprit, en se concentrant pleinement sur la matière, le geste et la technique.
©Guillaume Varone
Le titre « Black Rock », quant à lui, illustre l’intérêt de l’artiste pour un autre type de jeu : les jeux de mots. Cette expression évoque à la fois la pierre noire de la Mecque, le plus grand fond d’investissement du monde, et le charbon lui-même. Plusieurs citations en relation avec l’argent sont inscrites sur les murs de l’exposition, comme « Pecunia non olet » (l’argent n’a pas d’odeur), une phrase issue de l’époque romaine qui résonne toujours avec notre actualité. Quant à «sou-venir»… L’artiste, qui considère la pierre comme un symbole de pérennité de la vie humaine, met en lumière, à travers son temple gréco-romain notamment, l’idée du souvenir d’une existence vécue, dorénavant révolue et datée. Mais si l’Homme de cette époque a disparu, les fondations du temple demeurent. Ses prototypes deviennent des lieux de « souvenir », un mot magique que l’artiste se plaît à déconstruire, transformant ainsi « souvenir » en « sou-venir ». Toutes ses citations s’intègrent au décor comme des éléments de réflexion et invitent le visiteur à une contemplation plus profonde sur la valeur et la signification des choses.
Temple, 2024 ©Guillaume Varone
Entre tendresse et révolte : l’univers partagé de Said Baalbaki
En plus de ces neuf monuments, Said Baalbaki présente un diptyque de sa série Mon(t) Liban : des objets empilés, recouverts d’un drap, créant l’illusion d’une montagne ou d’une tente. Pour lui, peindre est un acte profondément sentimental, un moyen d’exprimer ses émotions. Mais depuis quelques années, il ne s’autorise plus cette liberté dont il ne parvient plus à s’emparer. Les conflits incessants du Moyen-Orient ont érodé son état d’âme et fragilisé ses ressources intérieures. Ainsi, ce diptyque devient un point de liaison entre les deux projets artistiques présentés : Mon(t) Liban et « Black Rock » agissent comme la métaphore visuelle de l’évolution de son état d’âme, marquée par la souffrance de son pays, le Liban.
Mais l’artiste exprime toujours, en parallèle, sa profonde tendresse dans ses œuvres. Le titre Mon(t) Liban lui-même est empreint d’affection et de nostalgie. Sur la toile, le flot de teintes bleues nous emmène dans les abysses de sa vie passée. La tendresse se déploie dans le diptyque Mon(t) Liban qui nous ramène aux racines profondes de l’artiste et nous permet de saisir l’essence même de sa personne. Avec les monuments, la tendresse devient plus discrète, presque cachée, nécessitant une attention particulière : noir au premier regard, chacun se révèle comme un jeu de « sou-venir » – une construction du futur, aussi. Les formats réduits évoquent une révolte silencieuse, une façon pour Said Baalbaki de dénoncer, à sa manière, les maux du monde. Ces lieux de culte, imposants et autoritaires, se transforment en petites reliques fragiles et délicates. Sous nos doigts, le charbon, qui semblait d’abord rêche et impersonnel, devient douceur au toucher et nous offre une intimité insoupçonnée.
Tas, Série Mon(t) Liban, 2023
Avec « Black Rock », Said Baalbaki nous livre en réalité un autoportrait de la palette de ses réflexions intérieures et de ses questionnements existentiels. En abordant les thématiques de l’argent et de la religion, il ne se limite pas à transmettre des idées, mais crée des espaces de dialogue. L’exposition, pour peu qu’on prenne le temps de l’admirer, offre une expérience riche et immersive, où contemplation et réflexion s’entremêlent.
Un texte écrit avec Barbara Polla
Said Baalbaki, né en 1974 à Beyrouth, vit et travaille à Berlin depuis 2002. Peintre, sculpteur et intellectuel, il s’intéresse notamment aux questions de migration et de déplacement. Formé à l’Institut des Beaux-Arts de Beyrouth, il a également participé au programme de résidence de Darat al Funun à Amman en 2000 et 2001. Il a sculpté le bras manquant de la statue emblématique de la Place des Martyrs à Beyrouth et a créé un musée conceptuel dédié à Yussuf Abbo, un artiste juif arabe de Palestine. Said Baalbaki a eu de nombreuses expositions personnelles notamment à la galerie Saleh Barakat (Beyrouth), la galerie Analix Forever (Genève) et la galerie Michael Schultz (Berlin). Ses œuvres font partie de prestigieuses collections, telles que celles de la Fondation Louis Vuitton (Paris), de la Barjeel Art Foundation (Charjah) et du British Museum (Londres).